50 après, Antoine se souvient ...

C’est l’exposition « Faire Route », organisée à la cathédrale de Lausanne en avril 2021 par Julie Henoch, la fille d’un « kaboulard », qui m’a décidé à remonter le temps. Pour le plaisir bien-sûr mais aussi pour mes enfants qui comme Julie, découvriront peut-être un jour un vieux cahier au fond d’une malle. Avec le pouce, ils chasseront la poussière pour lire le titre : Kaboul 1970 ! ils n’étaient même pas nés ! Avec précaution, ils soulèveront la couverture et sur la première page, ils découvriront leur père jeune, svelte, comme ils ne l’ont jamais connu. IL pose à côté d’une Diane Citroën bariolée. Sur le capot, trône l’énorme macaron rouge et jaune : « Raid Citroën Paris Kaboul Paris ».

En 1970, j’ai 20 ans et comme tous ceux de mon âge, l’énergie de la jeunesse, des rêves d’évasions plein la tête et soif de liberté. Quand le concessionnaire Citroën de mon village m’offre d’embarquer comme équipier avec Christine, sa fille, pour un raid en 2CV jusqu’en Afghanistan, j’accepte sur le champ, trop content de quitter ma province et découvrir ce qui se cache du côté du pays des mille et une nuits. À cette époque, l’Afghanistan est une sorte de Mecque, une terre très lointaine, inconnue de la plupart d’entre nous. C’est probablement cette méconnaissance et l’isolement de ce territoire qui le rend exotique et attirant. Pensez donc : Carrefour de l’Asie, Porte de la soie. De quoi enflammer l’imagination !

À dire vrai, ma motivation est d’avantage celle d’un gamin opportuniste en mal d’aventure que celle d’un explorateur. Je ne réalise pas très bien où on va. Je pense au raid en termes de défi. J’ai le sentiment que les épreuves peuvent m’aguerrir et me permettre de vivre davantage dans l’action. A 20 ans, vivre et être dans l’action sont synonymes !

Le raid organisé par Citroën est réservé aux 2cv, Dyanes et Méharis, les modèles d’entrée de gamme de la marque. Nous partirons avec une Citroen Dyane. Elle affiche 40000 kms au compteur.

Au garage, les mécanos sont ravis de préparer une voiture pour le raid, et plus encore, quand c’est pour la fille du patron qu’ils connaissent depuis qu’elle est gamine. Maurice, Marcel, José me connaissent un peu aussi. L’année précédente, Monsieur Gayet, le patron et mon père se sont mis d’accord pour me faire faire un stage de mécanique de 15 jours au garage pour éviter que je fasse trop de bêtises pendant les vacances d’été. On est presqu’en famille !

Les amortisseurs sont surélevés, une plaque de tôle est soudée au châssis pour protéger le carter, un joli parechoc en tube du plus bel effet est fabriqué sur mesure, des grilles sont posées sur les phares et les longues portées. A l’intérieur, on a enlevé la banquette arrière et remplacé le siège du passager par un confortable et volumineux fauteuil de DS. Il nous permettra de nous reposer à tour de rôle. Les mécanos chargent une boite à outils, un cardan complet, des vis platinées et des charbons pour l’allumage et nous voilà prêts.

Le départ est prévu de Rungis, le samedi 1 aout, date de grand départ en vacances. Le 31 juillet, nous nous mettons en route pour Rungis où vont se rassembler près de 500 voitures qui doivent passer le contrôle avant d’être autorisées à partir. Les passeports, les assurances, les permis sont aussi vérifiés avant qu’on nous remette notre carnet de route. Les camions citernes Total remplissent gracieusement les réservoirs. Ils distribuent aussi des bidons d’huile et des bons d’essence à utiliser - chez Total - le long du chemin. Un bon coup de pouce pour les concurrents. Il est difficile d’imaginer le spectacle. Plus d’un millier de jeunes baroudeurs de tout poil, sont occupés à coller des autocollants sur leur deudeuch ou le nez sous le capot pour une ultime vérification, un dernier réglage. Il fait très beau, l’ambiance est bon enfant. C’est le premier jour des vacances, pardon le premier jour du raid.

A partir de 20h, nous quittons Rungis par lot de 50 voitures, histoire de ne pas trop perturber le trafic. Nous avons décidé d’éviter l’autoroute du sud, très chargé. Nous prenons la direction de Strasbourg pour nous rendre en Yougoslavie en traversant l’Autriche. Nous roulons toute la nuit le premier jour. Le Figaro titre : « Le rallye le plus insolite de l’année est parti hier soir de Rungis ». La nuit suivante, nous nous offrons un peu de repos exceptionnellement dans un petit hôtel, avant de reprendre le volant.

Après une nouvelle conduite de nuit, nous nous présentons dans les temps le mardi 4 aout à 6h du matin au contrôle de Belgrade. Nous nous installons progressivement dans la routine : conduite, repos, ravitaillements, arrêts pipi. La route défile, les kilomètres aussi. Nous atteignons le contrôle d’Istanbul le lendemain à 17h. Quel choc ! La circulation y est dense, périlleuse, bruyante. Les minarets, Sainte Sophie, le Bosphore, nous sommes en Orient ! Peu de temps pour visiter. Nous embarquons à 3h du matin sur le ferry spécialement affrété pour nous. C’est la moisson. Dans un paysage vallonné, les foins sont coupés et ramassés à la main. Un bœuf tourne inlassablement en rond pour entrainer une meule en pierre. Les outils sont en bois. Nous sommes complétement dépaysés. Désormais sur la route, on croise autant de charrettes à bœufs, de camions chargés à craquer que de chiens errants, des moutons égarés ou de chameaux majestueux et hautains. La conduite demande une attention soutenue. Il est assez amusant de voir de nombreuses voitures du raid stationnées le long de la route pour prendre des photos. Après tout, c’est un raid, pas une course de vitesse.

Nous pointons au contrôle d’Erzurum le samedi 8 aout à 18h. Pour éviter la poussière et la chaleur, nous repartons à 5h et demie du matin, destination l’Iran. La route nous réserve son quota de surprises. Sur une section plate et désertique sur des kilomètres, elle nous permet d’admirer le Mont Arara dont le sommet reste enneigé. Le long de la piste, sèche et poussiéreuse, on passe aussi de nombreux chameaux et des camps nomades. A Téhéran, nous sommes reçus en grande pompe, escortés par une véritable haie d’honneur de policiers. C’est tout juste s’ils ne rendent pas les honneurs sur notre passage. Dès le lendemain, nous reprenons la route qui s’annonce longue et difficile sur des pistes qui ne sont rien d’autre qu’un champ de gros cailloux par endroit. Après des heures et des heures de conduite, beaucoup de poussière et peu de sommeil, nous arrivons à Kaboul, autant dire en plein Moyen Age ! C’est sale, ça sent mauvais. Pourtant le charme opère. La multiplicité des couleurs pastel des tchadri portés par les femmes, les célèbres pakols qui coiffent les visages souriants et burinés des hommes, les souks odorants plein de vestes en peau de mouton, nous font oublier la misère. Les parfums de l’Orient réveillent nos sens.

A peine le temps de se laver, de se reposer, voire de bricoler pour certains, il faut repartir, faire la route inverse, toujours à bonne allure pour rentrer dans les temps à Paris. Les heures de conduite, les pleins, les vidanges, les bivouacs, tout reprend comme avant, mais sans l’attrait de la nouveauté. Le voyage de retour est long, les heures au volant interminables, la fatigue se lit sur tous les visages.

En rentrant à la maison, nous n’avions pas l’impression d’avoir réalisé un exploit, tout juste une bonne virée un peu plus exotique que les autres. Avec le recul, je réalise que nous étions drôlement gonflés et téméraires. Il faut croire qu’à l’époque, rien ne nous faisait peur. Nous avions alors soif d’exotisme, d’aventure et un moral à toute épreuve.

Je dédie ces lignes à la jeune génération, pour lui rappeler qu’avec audace, détermination et un peu de chance. Tout est possible. Vive l’aventure

Antoine Daguet
Coéquipier de Christine Gayet