Le grand départ
par Ernest Imhof et Pierre Conne. 4e prix
Ils attendent l'ombre de la croisière jaune planant sur leurs épaules petits aventuriers à la conquête de l'impossible, enfants gâtés à la recherche du frisson calculé, tendres contestataires, vrais bourgeois, faux hippies, ils possèdent cette richesse inestimable, la jeunesse.
Déjà lassés de promesses matérielles, en quête de nouveaux horizons, animés par le courage de l'inconscience, ils refusent ainsi, mais pour quelque temps seulement, l'avenir monotone déjà tracé.
Gonflés d'un potentiel d’espoir et de rêve, venus de partout, la trompette du voyage les a ralliés. Ils se croisent libres, légers fétus de paille ballottés, utilisés par le système. Qu'importe. Ils n'en veulent rien savoir, s’en foutent. Ce qu'ils ne verront pas, ils l’inventeront, le recréeront de toutes pièces dans leur esprit, se forgeant leur univers, leur propre dépaysement, leur cinéma.
Un frisson court. Une excitation fébrile soudain les animent. Les yeux brillent. ils s'ébranlent, déjà l’Orient les a drogués.
Au déclin du jour, l'asphalte, le béton, Ce décor de fer et de fils se pare d'une lumière orangée. Grande cité, le Ventre de Paris a perdu ses airs de mangeur d'hommes. Tiens, cela peut être beau aussi ?...
Un air de jazz dans la nuit
La conquête a commencé sur 4 pistes éclairées comme par l'orage ; lucioles en folie lancées dans la nuit.
Au matin déjà, les paupières s'alourdissent, les bras se raidissent, la route s'allonge, s'étire. La chaleur s'installe. Chaque tour de roue pourtant les rapproche de l'Orient. Ils guettent, ils attendent, impatients.
Ce village bulgare inconnu déjà les a frappés. Un air de jazz dans la nuit, sorti du café où l'on danse, Lénine, gigantesque, jurant avec le premier minaret, flèche blanche sur le ciel étoilé. Drôle d'impression, curieux pays !
Que n'aimeraient ils pas s'arrêter, analyser … ils n'ont pas le temps, la route les attend. Toi, la route, fil aimanté duquel jamais ils ne pourront s'écarter, déjà tu les guides vers le pays des sultans, l'ancien empire ottoman.
Soudain le mirage !
La terre s'étend en larges ondulations et laisse jouer sur sa peau ombres et lumières avivant la gamme des tons ocres. Le trait noir d'asphalte qui se perd à l'horizon, leur amène, au gré des heures, des fils de nomades. Farouches tziganes ou gitans montés sur leurs chars à arceaux, grappes de gosses déguenillés, de vieilles aux visages burinés.
Entre deux collines, soudain, le mirage ! Sans transition, les flèches de la mosquée d’Edirne, d’une beauté immobile dans la brume du matin, les piquent au cœur, leur coupent le souffle. En ont-ils rêvé de l'Islam, des femmes voilées de noir, de la musique aigre, mélodieuse pourtant, qui les assaille aussitôt les portes du bazar franchies. Une sensation étrange, un sentiment bizarre les étreint, fait de crainte subtile, d'émerveillement sans borne. Un léger voile les entoure, leurs oreilles bruissent. Une nouvelle civilisation saute aux yeux en bloc, sans transition. Que vont-ils retenir de cette profusion d'images sonores, de ce concert visuel ?... Rangées de de cireurs en casquette, leur attirail brillant posé devant les pieds, vendeurs de pâtisserie aux caisses vitrées peintes en bleu, artisans du bois et du métal, fiacres noirs, ombres et les lumières du bazar ou douce fraîcheur des mosquées ?
Premier déchirement
Race forte et fier que cette foule turque composée presque exclusivement d'hommes basanés au mâles visages moustachus. Des hommes, rien que des hommes, palabrant sur les places, ou serrés dans les cafés bondés. Le temps coule ici plus lentement déjà. Hélas pour eux, le temps ne s'arrête pas. Premier déchirement du départ, premiers silences lourds ; ils ne font que passer. La route exigeante les appelle. Combien de fois devront-ils encore s'arracher à leur rêve, esclaves soumis à ce Dieu tyrannique, le Temps.
Vers l'Asie
La mer ! Elle a surgi derrière un repli de terrain, large horizon, bel comme toujours. Ils ont chaud soudain et, comme des poulains, ils s'élancent, s'ébattent, heureux de vivre, jeunes et forts, laissant vagabonder leur âme vers le large, vers l'Asie. Naïvement, ils sont émus à s'embrasser, ces deux gars épris d'aventures et de grands espaces.
Quel est ton nom ? Byzance, lorsque tu t'alanguis dans les bras de la mer ; Constantinople quand tes murailles gigantesques rougeoient au coucher du soleil ; Istanbul, enfin, quand tu livres à leurs yeux ta vie cosmopolite, trépidante et haute en couleurs.
Istanbul, tu les écrases soudain. Ils sont petits, fatigués. La route accumulée, la chaleur, le bruit de tes artères, ta folle circulation les décourage, les anéantit. Le charme est rompu, vite un endroit calme, faiblesse fugace cependant. La ville des Mille et Une Nuits, comme une danse endiablée les envoûte, sèche leur sueur, essuie leur lassitude, aiguise leur curiosité.
Ivres de couleurs et de sons
La fourmilière humaine du Grand Bazar les engloutit pour leur émerveillement. Volontairement perdus dans les dédales de ce marché tentaculaire, ils rêvent, les yeux ouverts. Leur aurait on décrit cette profusion de bijoux, ces montagnes de bric-à-brac, ces avalanches de fruits et de légumes, ces milliers d'échoppes hétéroclites, cette foule bigarrée au verbe guttural ; ils n'en auraient rien cru ! Au fond de ruelles animées, encombrées, pavées irrégulièrement et couvertes d'étoiles, se dresse, serein, un minaret très blanc. La foule, partout, les agresse pacifiquement. Gamins effrontés au crânes rasés, aux sourires éclatants ; porteurs martyrs, insectes disproportionnés par la charge, le visage torturé ; marchands d'eau, aux chaises à bretelles, finement décorées, claquant le verre et la soucoupe. Vendeurs d'épices, vendeurs de tout et de rien. A chaque rue son odeur, son ambiance. Rue des ferronniers, rue des menuisiers, des épiciers, des fruitiers, rue des antiquaires. Ivres de couleurs et de sons, une vieille porte de bois franchie, les oasis de fraîcheur et de paix, jardin ombragé et tranquille, appuyé aux murs d'une mosquée. Une insidieuse odeur de poisson grillé les dirige vers le port. Un petit vin blanc leur tourne la tête. La soirée est douce, l'amitié plus chaleureuse, empreinte d’un désir d'éternité. Que ce soir d'Istanbul est donc beau ! La nuit prend peu à peu le dessus sur le jour encore rouge à l'horizon, derrière les mosquées, ombres nettes. Libres, ils sont libres, émerveillés. La nuit sera pleine de songes.
La brume du matin estompe le détail de la ville et cache son bouillonnement humain. Émergent seules les grandes mosquées, mises en valeur par les coulées d'argent poli de la Corne d'Or. Une lumière irisée baigne leur passage sur la côte d'Asie. Le pas est symbolique, l’heure précieuse à vivre.
Hessel ou Tamerlan
Mais la route est là ! Cette amante exigeante les reprend, les épuise : s’allongeant à dessein, elle leur fait payer leurs quelques heures d'infidélité. Elle change de robe, troquant son habit noir bitume ou contre une vilaine bure de pierres et de poussière. La voilà piste, sinuant à travers les hauts plateaux d’Anatolie, poudrant les frontières du Kurdistan, coupée de temps à autre par une rivière effrontée qu'ils traverseront à gué remplis de l'illusion d’être Kessel ou Tamerlan.
Sur leur passage, les enfants dansent en signe de bienvenue ou lancent des pierres, inconscients. La moisson qui bat son plein leur offre des scènes d'une beauté simple et agreste. Haut dans le ciel, les neiges de l’Ararat les regardent passer.
Trop loin… pas le temps
Plus clémente, la route a retrouvé sa première robe. Elle glisse sur leurs roues, douce et rapide. Serait-ce l'Iran, déjà, ce grand désert piqué d’oasis ?
Villages de terre brune, semblable à des ruines antiques et d’où sort pourtant un flot d'enfants sur leur passage. Villes aux contrastes violents, aux artères claires et propres, modernes, côtoyant le labyrinthe de terre d'un marché persan dominé par le dôme brillant et mosquée en faïence ; foule curieuse et compacte d'adolescents coiffés de calottes brodées, les entourant à chaque halte. Images lumineuses écrasées de soleil. Puis sans transition, ils retrouvent le désert brûlant, large comme la mer, vide comme le ciel. De l'Ancien Empire perse, ils ne verront pas les splendeurs. Ispahan, Shiraz, trop loin, pas le temps.
La chaleur est intenable, la route danse et se tord en convulsions. Au loin, le ciel est blanc comme un ciel de neige. Téhéran cuit au pied de l’Elbrouz, étouffe sous les gaz et la poussière en suspension, grande cité moderne, préfiguration de l'Orient futur. Une folle sarabande les accueille. La circulation est démente. Dans une cacophonie discordante ils se lancent, recommandant leur âme à Dieu ou au diable virgule et passent sans encombre, comme par miracle, à travers ce fabuleux guêpier. La route s'élève brusquement dans la montagne, par paliers successifs. À mesure qu'ils montent, l'air fraichit, les contours se précisent, le paysage s’ennoblit de hauts sommets pelés, de vallées en pentes douces où verdissent des oasis. Encore quelques heures de fraîcheur sèche et déjà, dans une végétation luxuriante apparue brusquement, la touffeur de la Caspienne les étreint, les oppresse, les met en eau, leur colle à la peau comme autant de sangsues.
Leur acclimatation est pénible. A la sécheresse du désert a succédé le climat tropical de ce bassin humide. Lourd de pluie, le ciel est gris, pommelé de nuages prêts à crever. Dés rizières de la plaine aux forêts des montagnes, la gamme des verts s'assombrit et forme un puzzle aux lignes nettes. Les maisons sur pilotis, d'abord pimpantes dans leur architecture de bois ou de crépi, ne sont plus que misérables huttes lorsqu'ils arrivent à Sha-Pasand, début d'une nouvelle piste. Le roi et sa cour chassent ici, dit-on, la panthère noire.
Vers Mashad
L'ambiance débilitante, la fatigue, la moiteur les assomment. Il leur faudra pourtant un moral de fer pour surmonter les difficultés qui les attendent ; ces terribles 400 km torrides de pierres et de poussière. Route infernale, ils avaient cru t'amadouer. Te voilà pire que jamais, escaladant les cols, glissant dans les vallées arides, traitresse, vicieuse, tu les secoues ; dangereuse, tu noues leurs tripes, les fais suffoquer. Tu les épuises pour les laisser pantelants, grignoter tes derniers tronçons faciles dans la plaine, vers Mashad, la ville sainte. Trop attentifs à tes contraintes, ils en oublient déjà les faces bridées des Turkménis coiffés d'astrakan, venus de la Russie toute proche, la sauvage beauté des montagnes, la douceur de quelques cours d'eau bordés de bocages. Les malheureux, ils n'ont retenu de cette contrée perdue qu'un sentiment trompeur d'inhospitalité. Faut dire qu'ils n'ont pas le temps ; ils passent si vite, alors qu'ici, on vit encore à la mesure de l'homme. Ce soir, couchés, les mains derrière la tête, ils rêvent face aux étoiles. Le voyage touche enfin à son but ultime, leur but à eux : ce pays aux mille promesses fabuleuses qu'ils attendent à la ferveur… l'Afghanistan. À l'aube, une barrière se lève. Une autre planète les attend. La route n'a plus qu’eux à bercer dans la beauté plus désertique encore que des sites dénudés. Les distances ne comptent plus.
Le brutal dépaysement
À l'horizon qu'ils rattrapent continuellement, un cube brun. Ils s'arrêtent. La Tchaikhana est plantée là, simplement. À sa porte, la selle orange d'un cheval jette une note de couleur violente. Leurs yeux s’habituent à la pénombre, l'intérieur est frais, très simple. A même le sol, sur le tapis d'une chambre nue, le thé leur est servi. En une heure, cinq siècles se sont écoulés à l'envers. Hors de la route, ils se détendent soudain. Le dépaysement est brutal, le retour aux sources sans transition.
Quelle paix, quelle sérénité flotte ici, dans ce petit havre « paumé ». Ils ont oublié l'heure comme par enchantement. Ils ne savent plus, ils ne veulent plus savoir et ne vivre qu'avec le soleil et les saisons ! Pauvres espoirs, pauvres types. Ayant perdu le rythme essentiel, ils courent, pressés, après qui, après quoi, sans vivre vraiment. Ils ne savent plus, mais quelques instants pourtant, ils croient savoir. Cruelle désillusion ! la route et ses contraintes est toujours là. Secouez-les, ils allaient divaguer !
La cité médiévale
Herat, tu les accueilles de tes grands minarets, flèches inutiles d'une antique et gigantesque mosquée aujourd'hui disparue, Herat, tu leur donneras généreusement le meilleur de leurs souvenirs, le plus difficile à transcrire ; avec tes rues commerçantes en terre battue, bordées d'innombrables échoppes ; avec ta nouvelle mosquée ruisselante de teintes brillantes, avec tes hommes en turban, d'une gentillesse sans égale, tes femmes en tchador, aux airs de mantes religieuses, tes troupes de gosses, avec la fraîcheur et le calme de tes vieilles maisons de thé, avec les artisans habiles, tes fiacres rutilants, avec enfin le rythme lent, l'ambiance indéfinissable qui se dégage de toi, ville afghane pouilleuse pour d'aucuns, riche pour eux d'une chaleur d'accueil sans égale, d'un dépaysement hors du temps. Herat, tu leur as réservé quelques heures, quelques pauvres instants d'éternité, d'intense communion, de découverte. Merci pour eux, qui doivent s'arracher cette fois de plus péniblement encore.
Girishk
Une longue rampe, trois montagnes, des virages, une courte descente et le désert les reprend, étendue infinie, sans un arbre, sans un filet d'eau, sans une maison. Aucune monotonie pourtant n’en émane, son visage est changeant. Sur l'immensité, la lumière joue toutes ces gammes. Rarement, ils se lasseront de cette terre à perte de vue où la route, fil dérisoire, dicte leur destinée. Vibrante dans le cas de midi, Girishk leur offre son unique rue ombragée. La Tchaikhana médiévale, le Patchou aimable et volubile, le vieillard qui passe l'heure chaude à méditer, son visage serein ne reflétant que paix et sagesse ; et cet aveugle aux yeux blancs, les poignées et chevilles ornés de grelots, inquiétant joueur de ritchac, instrument primitif quand il tire une musique âpre et rauque. Ils se rappelleront aussi cette foule de turbans les entourant, avide de voir, de toucher les étranges visiteurs aux yeux bleus, ils n'oublieront pas, s'échappant de chaque boutique, le chant des oiseaux prisonniers ; le porteur de bois et sa balance romaine, le fumeur de pipe, le vendeur hachisch, le …
Jusqu'à en crever
comme une drogue mal dosée, leur enthousiasme d'un seul coup est tombé. Il ne leur reste que le ciel chauffé à blanc, l'asphalte aux mirages, le désert brûlant et, sur les épaules, une lourde fatigue, une grande lassitude baignée de sueur. Rouler, rouler encore, rouler jusqu'à en crever, jusqu'à la fraîcheur qui ne viendra pas, jusqu'à Kandahar qu'ils ne verront pas…
Le grand disque orange met longtemps à se lever ce matin-là, dans une lumière trouble les mordorée. La plaine, large encore, se borde déjà d'arêtes effilés. L'aube est d'une infinie beauté que rien ne trouble. Les caravanes, les caravanes ! Silencieuses, elles ont surgi sans crier gare, comme sorties de la terre. En tête, très, le chef, porte fusil. Derrière, le balancement régulier des chameaux berce les enfants dormants dans les poches de selles richement travaillées. Vision intemporelle que ces nomades, porteurs de trésors invisibles, avançant au pas lent de leur monture. Les femmes aux longues robes colorées, aux lourds colliers d'argent, le front orné de franges tressées, une pierre brillante sur la narine, suivent, de leur démarche souple, les pieds nus, le corps très droit, leurs mains habiles filant la laine. I
ls ne se lassent pas du spectacle plusieurs fois renouvelé, soudain conscients du ridicule de leur vitesse face à la lente cadence de l’Orient. Ah ! se joindre à ces nomades, n'avoir pour seuls soucis que des besoins essentiels. Mais la route bout déjà d'impatience. Tristement, ils enfourchent leurs montures modernes et sans un mot ils roulent.
Émotion dans la nuit
Ils se sont couchés au pied d'une maison de terre virgule à la lisière d'un village inconnu, deviné dans la dernière lumière du jour tombant. Leur esprit vagabonde et se perd dans l'infini des constellations. Tout est calme. Une vibration, soudain, les agite, s'amplifie… la terre tremble. L’impression est fugace, angoissante, déjà passée. Ont-ils rêvé ? Le sommeil tarde à les emporter, la nuit est fraîche, pourtant. Un roulement sourd s’élève, s’estompe, grandit. Quel est ce mystérieux message porté par la brise nocturne. À quelques lieues seulement, les tambours Kutchis scandent les danses d’une grande fête nomade. Venus de cette nuit d'Afghanistan, ces tambours les berceront. Alors ils se rapprochent inconsciemment l'un de l'autre, sous le coup d'une intense émotion. Leur esprit maintenant vagabonde très haut, très loin, et Morphée doucement les emporte.
Salam Kaboul.
Salam. Te voilà enfin, carrefour des voyages, aboutissement et point de départ d'épopées. Tu es belle aussi, mystérieuse avec tes escaliers de maisons accrochées aux flancs des montagnes et ton antique liseré de murailles maintenant inutiles. Ils sont déroutés par ta vie intense, par tes inquiétantes banlieues de grandes tentes noires, par tes odeurs fortes, tes camions décorés. Le souffle court de tes mongols, bêtes de trait suant sang et eau ; par tes porteurs d'eau aux outres gigantesques.
Ils se sont enfin arrêtés. La route infidèle, lassée de les porter, s'est divisée. Partiront-ils pour Samarkande ou Tachkent ?Emprunteront-ils la passe de Kaiber vers l’Inde ? Franchiront-ils le Pamir, jusqu’aux frontières de la Chine… Le dos tourné à l'Occident, ils rêvent une dernière fois, refusant la dure réalité.