Les lettres de Michel Delvaux

Lettre d'Iran par Michel Delvaux

Article paru au : d'Letzeburger Land le 23.10.1970

Le 29 juillet 1970, les ennemis jurés des 2CV ont eu des cauchemars, s'ils passaient près des halles de Rungis (Paris). En effet, près de 500 de ces chariots lents et anachroniques attendaient que fût donné le départ d'une expédition de 18.000 km, de Paris à Kaboul et retour. Il y avait parmi ces jeunes de 18 à 30 ans des dingues de la mécanique et des cérébraux mal pratiques, des voyageurs éprouvés et des néophytes de la longue distance : mécaniciens, épiciers, étudiants, coiffeurs, ingénieurs, journalistes, médecins, avec tous en commun un certain goût de l'aventure. Ils venaient d'horizons divers : de France, bien sûr ; d'Allemagne, d'Italie, d'Angleterre, de Norvège, d'Espagne, d'Iran et ... du Luxembourg. 4 Luxembourgeois se trouvaient dans cette foule. Deux d'entre-eux, Jean Olivier et Georges Jacquemart, avaient pris place dans une voiture immatriculée en Suisse ; les deux autres, Jacques Krombach et Michel Delvaux, conduisaient l'unique représentante du Grand-Duché, une Dyane 6 bleu ciel. Trois arrivèrent sans trop d'encombrés à destination. Seul Win Jacoby dut abandonner à cause d'un accident, dont il n'était pas l'auteur. Sur les quelque 500 équipages au départ, 364 arrivèrent à Paris. C'est une proportion flatteuse pour les organisateurs, Citroën et Total. Le raid fut attristé par la mort de 6 participants. 18.000 km en 30 jours, cela paraît beaucoup. Ce trajet imposait 600 km de moyenne par jour, qui deviennent facilement l'équivalent de mille avec les mauvaises routes et les pistes. Les voitures firent preuve d'une robustesse étonnante. Avant de partir, d'aucuns prétendirent : « Si nous n'avons pas la flemme des 2CV maintenant, nous l'aurons certainement pour toute notre vie au retour ! » Leurs propos furent démentis par les faits. La seule chose que nous ayons regretté, c'est d'avoir passé la plus grande partie de l'expédition sur la route. Il fallait grignoter sur les heures de sommeil pour voir ce qui se passe en Turquie, en Iran et en Afghanistan. Nous vous en livrons quelques réflexions.

A Meched,au beau milieu de la steppe

C'est Meched, ville souriante perdue au beau milieu de la steppe, rattachée au pays par des pistes à peine carrossables, qui nous laissera le meilleur souvenir d'Iran. Nous étions exténués par une nuit sans sommeil et la fournaise. Faisant virevolter des nuages de poussière, notre Dyane avait cahoté sans protester sur les fondrières et les cailloux pointus. Les crevaisons s'étaient succédé sur des collines labourées et des cols en escalier. Gesticulant sur les toits de leurs habitations, des hommes avaient envoyé une pluie de gravillons sur notre embarcation. Étrangers (de mauvaise compagnie ?) nous étions bien moins à l'aise que les chenilles bossues des caravanes. Mesurez notre plaisir d'entrer dans une ville ombragée, aux larges avenues et aux fontaines vigoureuses. Un panneau, suspendu à la lisière de la ville, nous souhaitait la bienvenue. À l'école d'agriculture, on nous offrit du thé, des pastèques et un gite spacieux. Nous avons barboté sous la statue inévitable du Chahinchah. Les visages lisses, les regards doux et naïfs des femmes harmonisaient avec l'hospitalité des lieux. Illuminé par des ampoules de toutes les couleurs, notre lieu d'étape prenait une allure de fête. La mosquée de Meched à la coupole d'azur est un haut-lieu du schiitisme. Elle est ceinte d'un écheveau de venelles commerçantes, où l'on croise une foule en burnous et en caftans. Il s'y coudoyé des hommes du désert aux visages burinés et des citadins joufflus : des pauvres aux haillons déteints et des riches à la mise soignée. Encore isolée du pays, Meched est restée respectueuse des traditions. Ainsi, des bras sévères nous ont arrêtés au seuil du sanctuaire que nous nous apprêtions à visiter. Non-shiites, nous aurions souillé les lieux où s'était agenouillé le "Saint Homme". À Téhéran, où le détachement des choses religieuses gagne la population — cela va partout de pair avec le développement on aurait pu entrer. Mais à Meched, l'on croit les écritures et surtout les interprétations qu'en fournissent les imans. Un cafetier, installé près de la mosquée, a refusé de nous servir parce qu'un homme priait dans son établissement. L'exploitation commerciale de Meched n'est en rien comparable à celle de Lourdes.

Un artisanat local florissant

Les souks bariolés de Meched sont fort intéressants. Les turquoises et les tapis y occupent les places d'honneur. Accompagné au bazar par un garçon entreprenant, nous avons fait le tour des ateliers. Les turquoises vendues ici proviennent des fameuses mines de Nichapour, située à proximité de Meched. Ce sont de ces pierres précieuses que les lapidaires connaissent sous le nom de « turquoises de la vieille roche ». On les trouve parsemées en petits filons engagés dans leur gangue ou libres et en petits rognons. Au moyen de tourets électriques, les bijoutiers polissent la pierre brute et lui donnent une forme bedonnante ou oblongue. Goutte bleue glissant entre les doigts, la turquoise est à l'œil pareille à de l'eau opaque. Parant une femme aimée, cette pierre éthérée évoque la mer, qui comme elle est d'un bleu clair, céleste ou verdâtre. Collées sur des cartons, les turquoises nécessaires à un collier ou à un bracelet se vendent par ensembles. Certains colliers comprennent plusieurs rangées de pierres. Les tapis sont l'autre fleuron de l'artisanat prospère de Meched. N'étant pas experts en la matière, nous nous sommes fiés à deux critères : notre goût et le nombre de points, qui rendent compte de la finesse du travail. Avec notre guide parlant quelques bribes d'anglais, nous avons sillonné des rues sombres pour nous retrouver dans une espèce de hangar, dont des tapis veloutés constituaient l'unique décor. C'est d'abord le rituel du thé qui fait commencer le marchandage dans une ambiance décontractée ! Nous avons récité l'habituelle jérémiade du pauvre étudiant. Les commerçants nous ont répliqué qu'il y avait des prix imposés et l'un d'eux nous a tendu un livret noirci de notes en parsi, auxquelles nous n'entendions évidemment rien. Nous nous sommes adjugé un vieux sac de voyage, dont la finesse -du dessin et la précision d'exécution garantissait la valeur. Désirant voir un atelier, où l'on confectionne les tapis, on nous a conduits dans un étroit établi. Des enfants y faisaient aller et venir des navettes sur des métiers fatigués. Une petite fille, qui nous a émerveillés par sa précoce compétence, s'est effrayée lorsque nous l'avons prise en image.

Téhéran-la-moderne

Téhéran, capitale de l'Iran depuis un siècle, déçoit l'amateur de pittoresque. En été, la chaleur est suffocante et l'air est pollué par les gaz dégagés sans vergogne par la circulation intense. On n'y va pas de main morte dans le trafic. Les nombreux taxis se faufilent avec un sang-froid qui laisse pantois. Les quelques chars à ânes ou à chevaux n'ont qu'à se plier ! Nous avons vu des automobilistes s'élancer de leurs voitures et échanger des coups de poing sous le regard des badauds. Nous avons appris que l'un d'eux avait regardé avec trop d'insistance la femme de son adversaire. Pourtant, les femmes ne vivent plus que rarement voilées et recluses. Les mini-jupes ont fait plus qu'une timide apparition ; elles vont de pair avec l'émancipation rapide du sexe opprimé par l'égoïsme masculin et le Coran. La liberté nouvelle, dont commencent à jouir les femmes, inquiète même ce quadragénaire de la classe dirigeante : « Il y a dix ans encore, seules les femmes de mauvaise vie sortaient la nuit. Aujourd'hui, il est courant de voir vers deux heures du matin des étudiantes se promener dans Téhéran. Cela ne me réjouit guère ! » Mais que dire d'un règlement, qui interdit aux étudiants et aux étudiantes de se baigner ensemble à la piscine de l'université de Téhéran ? Les buildings, les magasins à air conditionné, la vive circulation font ressembler la capitale de l'Empire à n'importe quelle ville méridionale occidentale. Les vestiges du passé sont devenus musées ou attractions pour touristes. Les joyaux impériaux, les plus beaux du monde, sont visibles à la Banque d'État. Le Chah s'est démuni de cette fortune colossale pour garantir la parité du Rial. Le palais du Golestan, où se tiennent les réceptions impériales, est une bâtisse blanchâtre du 19me siècle. A la recherche de couleur locale (ou plutôt de ce que nous ressentions comme telle), nous nous sommes rendus au Grand Bazar. Une lumière diffuse meurt dans des niches, qui jalonnent des galeries jadis grouillantes. Dans les vitrines des magasins de luxe groupés aux extrémités, l'on trouve des bibelots couleur de cendre, des étoffes soyeuses, des banques et des colliers sertis de turquoises. Appuyés sur des comptoirs délabrés, des marchands de bric-à-brac à la langue bien pendue ergotent sur les prix. Les souks de Téhéran déçoivent parce qu'on n'y tâte plus le pouls de la ville. On n'y vient plus que poussé par la curiosité ou l'indigence. Les gratte-ciels poussent et pousseront sur ce vieux quartier déjà délaissé au profit des supermarchés.

Une politique d'indépendance

Les grandes artères de Téhéran ont pris des noms à la gloire de la dynastie : Reza Chah, Pahlavi, Chah Abad, Soraya et Farah Dibah. Des rues importantes ont pris les noms de John-F. Kennedy, Eisenhower, Reine Elisabeth, Pasteur, Anatole-France, mais aussi Kroutchev et Lénine. Les ambassades sont situées rue d'Istanbul, du Caire, de Bonn etc. Dans les kiosques, l'on vend .«Der Spiegel», «Le Monde.«».« Hic Times », « Pravda ». La politique étrangère de l'Iran vise à conserver l'indépendance et la paix avant tout. Tout en restant sur ses gardes, la Perse ne prend pas position dans le conflit du Moyen-Orient. Bien que Kroutchev « se fût hasardé à prédire sa chute prochaine, le Chah est devenu l'hôte fréquent et respecté du Kremlin » (le « Monde »). Ce qui n'empêche pas les États-Unis (surtout leur mode de vie et leurs dollars), de posséder une influence considérable en Iran. Les grandes banques, Pepsi-Cola et Coca-Cola, le Hilton sont des témoins de cette « américanisation ». La politique du Chah consiste à ne pas se brouiller avec l'étranger et, dans la mesure du possible, à ne pas abandonner de parcelles de souveraineté nationale à l'un des Super-Grands. De Gaulle, champion de l'indépendance nationale, a enlevé en Perse un triomphe. La francophilie des Iraniens est grande. Un quotidien en langue française édité à Téhéran connaît un beau succès. C'est parce que nous parlions français que nous avons été invités à un buffet succulent. Prenant un verre dans le préau d'un hôtel de la capitale, nous avons fait connaissance avec un Iranien, qui avait étudié à Paris pendant six ans. Sa femme était Française. Toute la famille, une trentaine de personnes, était présente pour accueillir un jeune homme de retour de Genève. En Iran, l'esprit de famille est encore très développé. Invités, nous ne nous sommes pas privés de goûter aux joies d'un kebab (riz assaisonné) au poulet, de poisson salé, de viande rôtie et de fruits juteux. Nous avons profité de l'aubaine, car la vie est très chère en Iran ! Un exemple extrême : La 2CV coûte la bagatelle de 250.000 frs belges. Les chambres d'hôtel, les repas, les objets de luxe sont également bien plus chers que chez nous. Dans la conversation qui s'est enchaînée avec notre hôte, il a été question de politique. Parlant du Moyen-Orient, j'ai dit conférence « pan-arabe » au lieu de « panislamique ». Mon interlocuteur a sursauté et s'est exclamé : « Les Arabes, ce sont des sauvages ! » Les Perses forment une nation altière et tiennent à ne pas être confondus avec des voisins, dont ils méprisent la pauvreté. Ils ont pratiquement éliminé l'indigence. Leurs revenus sont élevés et les débouchés ne manquent pas.

Un despotisme éclairé

En visite dans son pays, l'Empereur est confronté partout à son effigie. Elle est en photo dans tous les magasins, en statue monumentale sur les places publiques. Dans le désert, dans les oasis, dans les villes ; dans tout l'Empire, elle se trouve en multiples exemplaires. Dévotion d'un peuple pour son souverain ou hommage intéressé de satrapes ? Le mythe de l'Empire salvateur, qui est né en Perse avant de gagner Rome, est toujours vivant dans les masses. Sa Majesté Mohammad Reza Pahlavi Chahinchah Aryamehr a distribué une très grande partie de ses terres propres aux paysans dépourvus. Une réforme agraire profonde a privé les riches propriétaires fonciers de leurs biens considérables. Les bénéfices réalisés sur le pétrole ont contribué à accélérer le développement industriel. Des écoles, des lycées, des universités ont été construites dans tout l'Iran. C'est pour son action en faveur des masses que le Chah jouit d'un immense prestige personnel. C'est parmi les nantis et les intellectuels qu'il faut chercher les plus violents opposants. Le régime cherche à se concilier les jeunes des universités en leur offrant des conditions de vie bien supérieures à celles que connaissent les étudiants d'Europe, en tout cas de France. Bon nombre d'Iraniens ne s'accommodent malgré tout pas d'un despotisme, fût-il éclairé. Le pays possède un Parlement et un Sénat, mais on n'y accède pas sans le soutien du Chah. Celui qui crie trop fort son désir de démocratie véritable, n'occupe plus longtemps un poste influent. On a lu dans la presse qu'un comité de soutien s'était constitué en France en faveur d'universitaires iraniens, dont on restait sans nouvelles. L'armée et la police ont à cœur de maintenir leur ordre et sont lestes à distribuer des coups de matraque, voire à fusiller. Le jour de notre arrivée à Téhéran, deux trafiquants de drogue venaient d'être passés par les armes. Voulant protéger sa voiture de curieux trop empressés, un de nos copains a dû encaisser quelques coups d'un agent maniaque. Nous avons manqué de fort peu le passage du Chah dans deux villes. Mais à l'ampleur des dispositifs et au comportement des acteurs d'une telle manifestation, nous avons pu nous faire une petite idée. A Meched, des camions bondés de partisans du Chah en liesse parcouraient les rues. À Bojnourd (bourgade située en pleine steppe), des miliciens défilaient en rangs serrés. De la musique martiale, hybride anglo-persane, ponctuait leurs pas. Une voix de stentor n'avait pas fini de débiter des louanges à l'adresse de la dynastie deux heures après le passage de l'Empereur. La troupe vêtue à l'américaine n'en finissait pas de s'entre saluer. C'est le militarisme et le tempérament corsaire qui nous ont le plus dérangé en Iran. Croyant que nous ignorions les chiffres arabes, des pompistes ont tenté de nous rouler deux fois sur trois. Pour porter un jugement définitif, notre expérience du pays est trop restreinte. Nous n'en avons gardé que quelques impressions La route a été notre domaine en Iran, comme d'ailleurs dans chaque pays traversé. Nous avons franchi sans trop d'encombre 4.000 km dont mille environ de flaches, d'ornières et de sable. La nuit, des camions gigantesques délaçaient leurs garnitures de lumières colorées. Ils projetaient des phares aveuglants sur des chaussées coupant la steppe. Ce spectacle a quelque chose de sinistre. Épuisés et éblouis dans leur course contre la fatigue, des monstres se sont renversés sur les bas-côtés. L'épuisement a été notre grand ennemi en Perse.

Nous revoilà devant ce poteau branlant qui tient lieu de frontière entre l'Afghanistan et l'Iran. A notre droite quelques cubes perforés servent d'abris aux inévitables formalités. Ilôt dans la steppe, Islam Qala m'apparait de jour plus squelettique que de nuit. C'est ici qu'il y a une semaine à peine, après cinq heures d'attente, nous pénétrions dans un pays qui plus que tout autre, me donna conscience de venir de très loin. Des hommes pareils, aux majestueux turbans, aux « tchapandeh » sableux, je n'en avais jamais vu avant. La première chose qu'on m'ait offerte fut du haschisch. Un marchand s'approcha de la voiture, frappa à la vitre et demanda : — Haschisch ? « In Iran » — il mime un bourreau qui vous tranche la gorge. — « In Afghanistan » — il fait mine de goûter avidement une prise enivrante ! Je l'accompagne à son échoppe, où deux sacs de la précieuse denrée jouxtent sur le comptoir des pastèques et du fromage grisâtre. Cette drogue, au pilori en Occident, se trouve ici en vente libre à un prix dérisoire. Le trentième du prix pratiqué en Europe.
Islam Qala (Fort d'Islam), il y a quelques années encore, fermait plutôt que n'ouvrait un coin du monde plus grand que la France, mais trois fois moins peuplé. Depuis peu, Russes et Américains font de la surenchère pour préserver avec plus ou moins de réussite une sorte de „no man's land". Les armes, les restauroutes, les autos viennent de l'Union Soviétique. L'université de Kaboul, le nouveau barrage du fleuve Helmand sont des présents américains. Pour ne vexer aucun des riches protecteurs, les timbres mentionnent « Postes Afghanes », en bon français ... Les routes impeccables, sur lesquelles notre Dyane 6 s'en est donné à cœur joie, ont été construites avec des capitaux russes et américains. Elles nous ont menés à travers la steppe, le désert, des massifs volcaniques, quelques interstices verdoyants. Seul quinze localités bordent les mille kilomètres qui séparent Herat de Kaboul. Une mosaïque de peuplades habite l'ancien pays d'Arianna, berceau de la race aryenne, qu'Alexandre le Grand découvrit bien avant Marco Polo. Des vestiges ensablés attestent des passages souvent dévastateurs des troupes de Darius, de Gengis Khan, des Huns, des Perses, des Arabes et des Kushans. Les Anglais dans leur tentative d'établir un glacis autour des Indes britanniques, échouèrent contre des cavaliers aider. Des temples bouddhiques, des minarets élancés font preuve des influences successives des deux grandes religions sur la terre qui vit naître Zarathoustra. C'est pourtant moins le cadre de vie que la vie elle-même dans cet Afghanistan resté depuis des siècles pareils à lui-même qui m'a intéressé.

La fête de Kandahar

Au loin, nous avions entendu le bruit sourd de tambours et dans la nuit on devinait une place illuminée. Nous nous sommes dirigés vers ces lumières et nous nous sommes retrouvés au beau milieu d'une fête populaire. Recroquevillés sur de basses estrades baignées d'une lumière tamisée, des hommes fument sans parler. D'autres se rendent au spectacle : L'homme qui brise les chaînes, l'homme qui lutte avec l'ours, l'ours à bicyclette ! Voilà les attractions proposées. Sur des établis usés, on vend des ananas et des pêches confits. Personne ne manifeste bruyamment ses sentiments. On entre, on regarde, on sort. Pour nous, ce rassemblement manque de vie. L'odeur languissante du haschisch et de l'encens plane sur cette fête sans joie. L'Afghanistan veut-il changer ? Ceux qui y ont intérêt, la classe moyenne qui se forme, l'aimeraient bien. Ils ont étudié à l'étranger, tel Ibrahim, jeune médecin de retour des États-Unis. Nous l'avons rencontré alors que nous cherchions à faire vacciner un chiot adorable, qu'un ami voulait ramener en France. II est habillé à l'européenne et feuillette des revues médicales anglaises. A son avis, l'Afghanistan est forcé d'évoluer, mais ne le fera pas de façon radicale. Les aides étrangères alimentent d'abord les caisses du roi et des gens en place. Même les gauchistes, qui se recrutent parmi les milieux très aisés, en restent à des paroles enflammées de salon. Dans le peuple, les réticences au bouleversement sont puissantes. Mais lorsqu'une loi a permis aux femmes de sortir dévoilées, il n'y a pas eu ici de soulèvements pareils à ceux de Turquie. Ataturk dut mater de façon sanglante une révolte de mullahs fanatiques, qui s'opposaient à tout changement.

Le mullah d'Herat

A Herat, nous avons eu affaire à un de ces illuminés dangereux. Gardant la voiture, j'étudiais distraitement les meilleures possibilités de photographier la superbe mosquée. Soudain, un hâve individu en haillons vint vers moi et fixa obstinément ma caméra du doigt. Croyant d'abord qu'il s'y intéressait pour sa finition technique, je ne réalisais pas qu'il s'énervait. Pourtant, j'aurais dû m'en douter, car dans son visage tendu, aux lèvres étroites, ses yeux brillaient d'une lueur froide. À temps, j'arrive à m'engouffrer dans notre voiture. Déjà, le fanatique s'emploie à donner des coups de talon dans la carrosserie, soulève et lance une pierre qui atteint le capot arrière. À la recherche du restant de notre groupe, je contourne la mosquée et débouche sur une place, où le mullah, couteau et cailloux à la main, poursuit en courant un ami. Des incidents comme celui-ci ne sont pas monnaie courante. L'hostilité à l'égard du «progrès » s'exprime rarement de façon violente ; plus souvent par une indifférence hautaine. Aujourd'hui, les jeunes filles de famille vont au lycée de Kaboul. Pas de minijupes ni de talons hauts, mais des uniformes noirs. Pourtant, elles apparaissent bien à la mode dans les rues de la capitale, où le voile reste de rigueur. D'ailleurs, si les hommes abondent, les femmes vivent recluses. Dans les villages, nous nous demandions parfois s'il y en avait... Quelque part entre Herat et la frontière iranienne... Dans l'arrière-plan, un pittoresque moulin à vent.

Qala Adraska, quelque part sur la route

La route, qui sépare l'ancien fortin des masures en rang serré, n'a pas modifié les habitudes des gens de Qala Adraska. Il passe certes des autos ; des camions aux cabines décorées de couleurs lumineuses, aux toits garnis de moutons bêlants ; des autobus aussi, pliant presque sous leur cargaison humaine. Mais les chameliers, dont les troupeaux avancent avec morgue à travers les étendues désertiques, retrouvent à leurs étapes leurs « tchaïkaneh », dont la teinte est celle de la poussière. Les hommes en turban sont affaissés sur leurs longues jambes repliées, le tronc penché en avant. Un vieillard au visage de demi-lune ébréchée, au corps elliptique, me fixe de son regard pointu. Il se tient accroupi sur un mauvais tapis troué et délavé, une tasse de thé à la main. Assis à l'ombre d'un appentis, ses compagnons aux houppelandes beiges ou grises tirent posément des bouffées de leurs pipes terreuses. Le lustre chatoyant d'un samovar en cuivre brille dans un orifice. Touriste en quête de clichés insolites, je me rends compte que je suis un intrus. Parachuté ici avec ma caméra, ma montre, mes lunettes polaroid, tributaire de boissons glacées pour supporter la chaleur, j'envie ces hommes qui se suffisent de riz et de thé et préfèrent se préoccuper de leur vie intérieure plutôt que des apparences.

Kaboul: le spectacle est dans la rue!

Kaboul s'étale tel un vaste seuil devant les sommets en escabeau de l'Hindou Kouch. Les coupoles turquoises des mosquées égayent une plaine recouverte d'habitations délabrées et décolorées. Des artères commerçantes innervent la capitale remuante. Les gagne-petit en guenilles, anciens esclaves, habitent là, où personne d'autre ne veut aller, sur les collines escarpées et exposées, qui entourent le centre. Des orfèvres y cisèlent des bagues et des bracelets d'argent et de bronze. Des épiciers étalent des pastèques, des raisins rabougris et des tomates avachies. Les bouchers exposent à la chaleur des lambeaux de mouton maigre. Les mouches et les guêpes y trouvent refuge. Nous sommes entrés par hasard dans une école de ce quartier populaire. Garçons et filles agenouillés devant un tableau noir nous ont salués avec ravissement. Dans la cour ombragée, où coule une fontaine limpide, un môme se fait battre par le maître. Il ne s'est pas lavé correctement les mains, les pieds et la figure. Les ablutions se font ici selon un rite sévère. Sous un arbre, un vieillard aux membres parcheminés et au regard résigné attend la mort. Le dénuement est le même pour tous. On y accepte son sort. Il n'y a pas de building vantard au coin de la rue. Retour en ville. L'achalandage, la structure des boutiques n'ont pas changé. Elles jalonnent les trottoirs, où se pressent chevriers, oiseleurs, marchands de volaille et de tapis. Un aveugle se fraye un passage en s'appuyant sur son guide, un jeune garçon. Parfois, la foule grouillante doit laisser place à un taxi ou à un convoi d'ânes. Suant d'ahan, la tête baissée, des hommes au crâne tondu se tordent à tirer de lourds chariots. Nous gagnons le quartier des marchands de « moumoutes », ces vestes en peau de mouton à la mode. Parmi les premiers arrivants du raid, nous ne subissons pas la hausse des prix, qui se dessinera lors de la ruée des participants du raid sur les échoppes. À l'intérieur des magasins, ça sent le bouc ! Les « moumoutes », sont entassés à même le sol. Assis dans l'arrière-boutique, des artisans habiles taillent les peaux tannées en quelques coups de ciseaux. Ils assemblent les parties nécessaires à une veste, qu'ils agrémentent de quelques points d'ornement. Des moumoutes, il y en a des blancs, des noirs, des verts, des jaunes, des beiges et des bruns. Des fils de toutes les couleurs, arrangés en tresses, en boucles et en boutons, leur donnent originalité et caractère. Le travail de ceux qui les confectionnent tient de celui du couturier. Un sport national : le marchandage !

Ne pas marchander en Afghanistan serait refuser la règle de jeu d'un sport national, typique comme le bouz-kachi. Le commerçant cauteleux propose 1 500 Afghanis, — "Very cheap" . Que ce soit "very sheep", je n'en doute pas ! — Je vous en donne 500 — Vous vous moquez de moi ! — D'accord pour 1 300 Afghanis, vous êtes mon ami ! — Non, 600 Afghanis. — 1 200 Afghanis, c'est mon dernier prix, last price ! Je ne gagne plus rien. — 800 Afghanis, ou bien garde-le manteau. J'ôte la veste qui décidément me plaît beaucoup, la dépose, ouvre le battant de la porte, lance "Goodbye" et sors. Le marchand me poursuit et, d'un air complice, me lâche la moumoute à 800 Afghanis.

D'une façon semblable, nous achetons des bagues, des pendentifs, des pistolets, des chemises. Mais la meilleure affaire que j'aie réalisée est due à un concours de circonstances fortuit. Dans le hall de l'université avaient été rassemblés à notre intention des objets et vêtements de tous acabits. Je convoitais de beaux poignards à manche ou fourreau d'argent, dont le premier prix s'élevait à 45 dollars. Je n'étais pas parvenu à abaisser considérablement ce prix. Me promenant à Kaboul, j'avais acheté pour 400 Afghanis une montre suisse indiquant jour et date. Flânant à l'université, le marchand de poignards m'accosta et me demande à quel prix je cédais ma montre. — 40 dollars, je viens de l'acheter en Suisse. Vous voyez comme elle scintille ! Finalement, je reçois mes deux poignards pour la montre achetée à Kaboul et trois dollars. Cette roublardise m'a causé un plaisir évident. Des heures ont passé et nous n'avons toujours pas traversé la frontière. Les tracasseries douanières vont de pair avec le sous-développement. C'est ici qu'il devient agaçant. Mais voilà que la barrière s'ouvre ! Le reverrons-nous de sitôt, ce pays à l'antipode de l'Europe ?

Lettre d'Islam Qala par Michel Delvaux

Article paru au : d'Letzeburger Land le 27.11.1970

Lettre d'Istanbul par Michel Delvaux

Article paru au : d'Letzeburger Land le 29.01.1971

Nous revoilà dans le superbe Istanbul, une ville qu'un passé prodigieusement mouvementé a doté d'une âme frémissante. Les mânes des grands hommes qui la portèrent aux cimes, de son fondateur grec Byzaz à Kemal Ataturk, continuent de vivre par les vestiges qu'ils lui ont transmis. Istanbul, une ville de Turquie ? Un pays peut-il revendiquer pour lui seul l'ancienne capitale du monde, l'enjeu des affrontements entre civilisations ? Istanbul est un monde pour soi, qui n'a avec la République turque que des attaches économiques, géographiques et administratives. Alors qu'on peut créer de toutes pièces d'autres Ankara, il n'y aura toujours qu'une Constantinople, s'étalant grandiose du fond des siècles. Notre carnet de route est truffé de notes éparses sur la consommation d'essence, sur nos comptes, sur les paysages de Turquie, les hommes et les impressions qu'ils nous laissèrent. Nous avons traversé la Turquie dans toute sa longueur, d'Edirne à Agri, la dernière localité importante avant l'Iran. Aux extrémités, le pays est cerné de douanes qui sont encore des douanes avec tout le relent de tracasseries qui s'attache à ce mot.
Il y a de la poésie dans les trépidantes venelles du bazar d'Istanbul

Déjà Chamfort

Aux douanes, des cerbères pointilleux présentent des formulaires compliqués destinés surtout à éviter l'importation en fraude d'autos. Nous avons perdu cinq heures à chaque passage, ce dont nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre ; les ouvriers turcs rentrant en grands seigneurs chez eux patientent cinq fois plus longtemps sans forcément se départir de leur bonne humeur. Dès notre entrée, le maladroit antagonisme entre la cordialité de la population et l'agaçante présence d'uniformes m'a frappé. Par un déploiement consistant de troupes et de chars, la Turquie d'Europe ressemble à un vaste camp fortifié. Officiellement, le pays vit en démocratie parlementaire, car cela fait chic à l'étranger. Mais il ne faut pas s'y tromper ; une force compte : l'oligarchie des armes qui peut renverser à son gré les gouvernements civils qu'elle juge incapables. Elle le fit en 1960 à sa guise. La masse turque, celle qui avant Atatürk était « taillable et corvéable à merci » ne se soucie guère de politique, qui est l'apanage d'une classe fermée d'administrateurs. L'image du policier ou des militaires bons enfants fait défaut à la Turquie. Au XVIIIe siècle déjà, Chamfort notait que les Turcs se méfiaient autant de la police que les Anglais de la peste. Il aurait toujours raison. Les tenants de l'autorité au pays des leurs — c'est ainsi qu'on appelait les Turcs en ancien français — ne lésinent pas sur les vérifications. Dans notre caravane, nous apprîmes au téléphone arabe qu'il ne fallait en aucun cas céder ses papiers à des agents volontiers perquisitionneurs. Des camarades avaient fait des expériences cruelles. On ne leur restitua leurs passeports parfaitement en règle qu'après de nombreux déboires.

Portraits d'Anatolie

Après cette parenthèse sur ce qu'il y a de moins enviable à la Turquie, il faut s'empresser de saluer un pays d'une diversité, d’un intérêt incomparable. Istanbul et la campagne d'Anatolie : nous avons peu dormi — 4 heures en moyenne — pour les apprécier le plus possible. Nous nous sommes souvent arrêtés près de sites qui nous enchantaient. Ankara est le précurseur de Brasilia. Kemal Atatürk en posa la première pierre dans une ride de la surface unie et monotone d'Asie Mineure pour contrebalancer l'influence trop pesante d'Istanbul. Son université d'une grande envergure, le mausolée d'Atatürk et les bâtiments modernes de l'administration en sont les grandes réalisations. Laissant Ankara après une nuit à la belle étoile, nous avons parcouru des régions baignées d'une lumière tonique accentuant couleurs et contrastes. Les teintes sableuses devenaient ocres ; les eaux ternes se transformaient en miroirs. Dans la plaine se déplaçaient péniblement des chars à bœufs surcharges de blé. Des troupeaux de moutons suivaient des chemins séculaires vers des plans d'eau. Les visages des bergers respiraient la sérénité. Croyant avoir découvert dans ces paysages bibliques le secret du bonheur, l'un de nos compagnons distribua boites de conserve, peignes et stylos.
Nous avons rencontré Ali Baba à Sivas. Ce n'est pas celui qui a surpris la formule cabalistique « Sésame ouvre-toi », ni son descendant, mais un ouvrier turc qui travaillé à Liège et à qui le cas échéant on y refuse l'entrée des cafés. Dans sa ville, il est le « monsieur », qui se balade en costume fringant, en chemise blanche et en cravate. En Belgique, l'on ne considère que ses bras. Malheur à l'homme qui n'a pas un village dans son cœur, dit le poète ! Assis à la terrasse d'un restaurant avec notre ami Ali Baba, nous cassions la croûte sous le regard d'une centaine de badauds. Quand nous nous levions pour continuer, on nous a fait une véritable ovation. Ce sont là des souvenirs poignants qui restent. De Sivas à Erzurum, la piste rocailleuse a serpenté sur des monticules lunaires. La nuit, nous avons braqué nos projecteurs sur des renards inquiets et les souris sautantes aux longues queues. Après avoir laissé derrière nous les cratères déchiquetés, nous avons pris quelque sommeil à l'aube dans nos voitures.
Nous avons été réveillés par le grincement de roues de bois plein et le soleil, qui rendait la chaleur insupportable dans notre Dyane bien fermée pour éviter les importuns collectionneurs de souvenirs européens. Sortis de nos voitures, nous devînmes rapidement le centre d'intérêt d'un petit village au pied de la montagne. Alors que les marmots curieux et les paysans burinés nous regardaient ranger, un garçon d'une vingtaine d'années, accoutré comme les autres villageois, s'approcha de nous et nous récita une phrase de français. À quelque 4 000 km de France, s'entendre dire : « Bonjour, comment allez-vous », cela réjouit. Mais quand nous lui demandions de nous servir d'interprète et de transmettre à son entourage admiratif toutes nos salutations, il ne nous comprit pas. « Moi, professeur ! », répéta-t-il au moins cinq fois. Il nous montra son cahier, dans lequel nous essayions de combiner les vocables pour nous entendre avec lui. Les phrases joliment calligraphiées y étaient composées ; il les avait apprises telle quelles, phonétiquement, sans en saisir la signification. Il les transmettra ainsi à ses élèves, qui seront les premiers dans le village à savoir lire et écrire. Le petit professeur en guenilles, dont le savoir n'excède pas celui d'un de nos écoliers des classes primaires, rend de rudes services. Après lui avoir offert un stylo à bille, nous avons poussé jusqu'à Erzurum en filant à toute allure. Erzurum, le fin-fond de I’ Anatolie, l'ancienne ville-étape des caravanes, est répandue dans la steppe. Un orientalisme faisandé nous y a attendu dans son marché hétéroclite. Tout destinait Byzance à devenir un carrefour et un comptoir gigantesques.

L'Orient de l'Occident

Revenons au fastueux Constantinople ! L'Orient, c'est d'abord une possibilité de situer géographiquement, par référence, l'Occident. Par la suite cette notion a revêtu une signification romantique par le biais des peintures de Delacroix et d'Ingres et pat les vers de Byron, de Nerval et d'Hugo. Il y a de la poésie dans les trépidantes venelles du Bazar d'Istanbul, dans le profil crénelé de ses 500 minarets, dans les restaurants animés du cœur de la ville. Il y en a moins dans les grands témoins du passé, que sont la basilique Ste Sophie, le Sultanameth et le Topkapi, dont la connaissance fait partie de la culture générale et que les dépliants décrivent bien plus exactement que moi. Ce qui m'intrigua le plus à l'intérieur de l'Aya Sofia, ni mosquée ni cathédrale; les sujets des vieilles mosaïques superbement conservées par le plâtre dont le Sultan les recouvrit. Le petit Jésus et le grand Empereur, quel bel amalgame pour confisquer dévotion et pouvoir ! Tout destinait Byzance à devenir un carrefour et un comptoir gigantesques. Tentés l'un par l'autre, l'Orient et l'Occident se dévisagent. Regorgeant de poissons, la mer Marmara s'étrangle entre les contreforts de la Roumélie et de l'Anatolie.. Toujours les habitants de Byzance, de Constantinople ou d'Istamboul ont fait commerce : de toutes marchandises, bien sûr, mais aussi d'idées, de religions et du monde. Comme les gens de mer viennent au monde avec le pied marin, les enfants d'ici ont dès leur naissance le sens des contacts humains. Il fallait du sang-froid et de la souplesse pour se faufiler à travers les rues, où la circulation ressemble à du vif-argent.
D'abord, nous crûmes que les artères avaient l'allure de pistes de stock-cars. Plus tard, nous constations qu'elles en étaient vraiment. L'histoire suivante qu'on nous raconta, donne une impression vivace du trafic d'Istanbul. Un étranger demande à un Constantinopolitain : « Pourquoi y a-t-il tant d'églises à Istanbul ? » L'autre lui répond : « Pour permettre aux piétons de prier avant de traverser la rue «. Sans un aimable guide, nous nous serions perdus dans le fascinant dédale qu'est le Bazar couvert. Nous apprîmes qu'autrefois on n'y redressait et élargissait les rues qu'après de terribles incendies qui, de temps à autre, dévoraient des amas de maisons combustibles. Ce n'est qu'en 1898 que le Bazar, où s'empilent toujours des produits en provenance du monde entier, acquit sa configuration actuelle. Des meutes d'enfants suivaient nos pas et essayaient de nous refiler quelque camelote. Les marchands nous accostaient par : « Sprechen Sie Deutsch ? », ce qui équivaut ici à un bonjour pour étrangers. Les Allemands sont de loin les étrangers les mieux vus en Turquie. Dressée parmi les éboulis, un portique dans le quartier Galata marque le seuil de l'annexe constantinopolitaine de la prostitution. Une centaine de créatures dévêtues offrent leurs appâts déchus. Leur regard exprime la morne lassitude et l'indifférence résignée. Ce ne sont plus des femmes, mais des bêtes, abaissées à la condition la plus dégradante par des maquereaux sordides que rétribuent des copulations à 50 frs.-lux. Dans ce camp de concentration du plaisir, il n'y a pas d'issue pour celles dont la chair est devenue viande. Spectacle affreux et sinistre d'avilissement ! L'Orient, c'est aussi l'asservissement de la femme, dont voici l'expression la plus totalitaire.

Épilogue:

Le raid Paris-Kaboul-Paris s'est terminé le 29 août à Paris. Nous étions proches de l'épuisement, car nous avons roulé plus de 700 km par jour. Une idée de fou ? Finalement, oui ! Que de routes et pistes traversées pour ne rien approfondir ! Mais nous ne regrettions pas d'être partis à l'aventure, d'avoir aperçu des modes de vie parfois à l'antipode des nôtres. L'« européanisation » de l'Asie, pendant de 1' « américanisation » de l'Europe, les touristes préoccupés de couleur locale la regrettent. Ils aimeraient entourer de garde-fous des pays préservés encore de « marketing», de « management », d' « advertising ». Mais avec sa touche archaïque, l'Orient du poète s'évanouit, irrémédiablement. Sans notre raid « Citroën-Total », nous ne le saurions pas. Nous avons parcouru 18 000 km dans nos petites voitures sans encombre et retournerons à Kaboul, avant qu'il ne soit devenu le Saint-Tropez de l'Hindou Kouch.