Le Petit Prince
par Jean-Philippe Drucar et Patrick Loustanau-Lacau. Premier prix
« Si alors un enfant vient à vous, s'il rit, s'il ne répond pas quand on l'interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors, soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu'il est revenu… » Saint-Exupéry.
Oui monsieur de Saint-Exupéry, il est temps de vous écrire car le Petit Prince nous l'avons retrouvé mais ce n'est pas lui qui nous a quittés : nous avons joué les grandes personnes, quand nous l'avons abandonné pour ces occupations sérieuses : roulez, roulez pour arriver aux villes étapes afin que l'on appose sur nos carnets de route des tampons ronds ou carrés : Belgrade, Istanbul, Erzurum, Herat, Kaboul. Notre brave 2 CV Citroën s'en souviendra. C'est 17000 km courus en 28 jours ne lui donne pas encore une histoire mais une expérience de grand-mère.
- « Dessine-moi un mouton.
- « Attends, s'il te plaît, nous sommes des adultes et seul le concret nous intéresse. »
Car il faut le dire : 490 voitures étaient au départ de Paris le premier août. Plus de 1000 repas distribués en paquets individuels ce soir-là, plus de 50000 l d'essence. En Turquie, Iran, en Afghanistan, une dent a poussé subitement sur les courbes graphiques relatives au tourisme : le raid de Citroën ! 7000 l d'huile brûlée par nos 2 cylindres, 2 1000 crevaisons peut-être, des milliers de photos sûrement. 320 voitures le 29 août à Rungis. Voilà Monsieur, comment cela s'est passé et puis c'est tout. Nous ferons mieux la prochaine fois. Savez-vous que les chiffres transformeraient pour un peu les petits cochons de Walt Disney en chair à saucisse ? Car derrière le pondérable s'agite un monde merveilleux, une sorte de no man's Land où se rencontrent ceux que la langue, la religion, la civilisation devrait séparer. On y trouve le Petit Prince mais si le vôtre était blond et tombé dans le Sahara, le mien était brun sale et j'étais tombé en Turquie, en Iran et dans l'Afghanistan désolé.
Nous étions arrêtés pour déjeuner à l'écart de la route menant d’Ankara à Erzurum. Rompus de fatigue par la conduite sur piste, assis sous un arbre maigrelet aux feuilles d'un vert fané par le soleil et la poussière, nous participions au tassement de midi. Le soleil était si haut dans le ciel pale, si dur, que tout était à genoux. Quelle était loin cette fière Turquie des grandes villes ! Ce n'était plus un poulbot d'Istanbul, prétentieux qui nous regardait nous et notre portefeuille, mais une libellule : ce lascar haut comme 3 pommes, n’osait approcher. Pourquoi se défiait il, pourquoi tremblait-il quand nous l'avons appelé ? Des intrus, des étrangers, voilà ce que nous étions. Pensez donc, avec nos bermudas, nos chapeaux et nos chemises aussi bariolées que nos voitures, le pauvre !
Nous l'avons assis près de nous : « Veux tu des biscuits ? N’aies pas peur, petit. » Il était apprivoisé en 5 min, et ses yeux et son sourire, mais ces vêtements, résidus du père passant par le fils aîné, ces souliers, jadis des souliers… Il n'a pas oublié de se crisper, bien sûr quand nous l'avons photographié. Ce n'est pas possible que ce soit lui qui nous ait volé la boîte de pâté. Un Petit Prince turc qui devait manier la fronde et lancer des cailloux sur les voitures du raid comme ses petits copains…
Et nous avons traversé la Turquie. Bruit lancinant du moteur, choc des pierres sur la tôle - nous rentrions les têtes en apercevant des gosses au bord de la route, le riz et le mouton grillé comme unique nourriture, les voitures sales pour dormir : Requiem pour un pâté et Vive l'Iran !
Car si la Turquie nous avait laissé le moral à Tempête, le pays de Reza Chah nous l'a monté à Beau Fixe. Il y a pourtant ces animaux traversant devant nos roues, ne permettant aucune distraction au volant, ces camions chargés à la limite de la rupture et roulant sauvagement à 100 à l'heure. Allez savoir pourquoi l'on en voit tant, disloqués, dans les champs alentour.
Je pensais auparavant qu'une frontière ne signifiait pas grand-chose. J'ai révisé mon jugement car derrière le panneau « Welcome to Iran » ce fut « l'anti Turquie ». Pas un seul geste menaçant, pas de fronde, pas d'hostilité, ni de vol, seulement des sourires, des attroupements joyeux quand nous nous arrêtions. Ce peuple, ce peuple bon, d'une hospitalité rare et sans défaut, nous fait sincèrement regretter les conditions du raid. Pourquoi rouler, se battre contre la route, les camions, essuyer au volant les coups de pompe de 03h00 du matin, se dire que dans 15 jours nous conduirons encore et toujours. Pourquoi cela alors que nous avons déniché un coin de paradis ? Un homme fort cultivé et parlant un français irréprochable nous indique un endroit frais et agréable à 7 kilomètres du village où nous sommes. Fort de son aide, nous prenons une piste médiocre pour arriver à une piscine creusée contre une colline rocheuse. Tout autour, un paysage sec et pauvre en diable et là, une eau délicieuse avec d'énormes truites, une mosquée miniature d'une architecture joyeusement légère, pétillante de grâce, les pieds dans l'eau, la tête dans les feuilles d'un arbre plus que centenaire. Le ruisselet qui fait les 100 pas à 5 m de là est un lavoir à tapis ! Si les femmes, en plein lavage, savaient que nous osons à peine, en France, y poser les pieds tant ils sont somptueux. Ici les tapis sèchent au soleil sur la muraille rocheuse.
Plein de petits princes se baignant avec moi, me montrent tout fiers comment ils arrivent à toucher la queue des truites pachydermiques ; je ne peux refuser de les faire plonger de mes épaules. Ils ont le rire de la joie, les yeux persans (pardonnez-moi, j'en avais tellement envie) … et je suis leur ami. Il faut bien s'en aller mais je me consolerai vite sur la route car un petit berger fait marcher son unique mouton avec une feuille de chou au bout d'un bâton : vous voyez, les enfants sont les plus futés que les adultes, plus forts que les livres d'images.
Shah-Passand, Gonbad, Bojnurd, un chemin de croix pour nous et nos voitures. Sur cette piste, à 30 km / heure, c'est nous qui fatiguons. A 70, la voiture geint, les gentes se plient comme papier mâché, les pneus crèvent avec constance et application, nous avons les cils blancs de poussière, les yeux irrités. Grilles sur le pare-brise, sur les phares, contre les cailloux que projettent les énormes roues des camions, raclettes d'essuie-glace saucissonnées de chiffon pour enlever efficacement la poussière, bas de femmes autour du filtre à air, échappement libre au passage des oueds pour augmenter la pression des gaz, voilà tout notre génial bricolage. Nous sommes passés. Péniblement peut-être. Les Afghans n'ont qu'à bien se tenir : nous arrivons avec un moral de vainqueurs sans oublier nos rêves de Mille et une nuits.
Qu’avez-vous fait cet été ? Moi j'ai « fait » l’Afghanistan, sa route posée dans le désert, l’aiguille du thermomètre bloquée à plus de 50° à l'ombre. Dites, l’Orient et ses splendeurs, ça existe vraiment ? Si l'on considère la pauvreté à l'état endémique comme un privilège ignoré de nos pays modernes, alors oui, ça existe, d'autant plus que rien n'émeut cette race belle et fière. Quoi qu'il advienne, le soleil se couchera à l'heure de la prière : on baise alors les cailloux du désert ou la terre de sa maison, en implorant Allah, même, ou plutôt surtout, si l'on gagne 50 francs par mois. Ni communiste, ni maoïste, ni capitaliste, l'Afghan sirote sa vie au rythme du soleil, comme ses dromadaires. Le nomade, dans son éternelle errance, ne saura probablement jamais que l'homme a marché sur la lune.
1300 km de désert pour atteindre l'unique ville de ce pauvre pays : Kaboul la sale… L’Afghanistan est une hydre à deux têtes : d'une part cet hallucinant paysage de cailloux, de montagnes acérées rehaussant l'horizon de toutes parts où la présence d'êtres vivants paraît choquante. Les chameaux, passe encore … mais ces hommes, enturbannés, juchés sur une bicyclette à 100 lieues de toute habitation, qui nous saluent gravement quand nous les croisons, ces enfants au cheveux fous qui semblent éclore du néant, ce ne sont que des apparitions abracadabrantes. Comme vous n'étiez pas avec nous, Monsieur de Saint-Exupéry, nous n'avons rien pu leur dessiner, tout juste les photographier pour ne pas les perdre. Il n'y a rien à comprendre aux mirages, il suffit de les laisser exister sous le soleil fluide de midi et d'atteindre Kaboul où la triste réalité achève le voyageur déjà exténué par sa folle équipée entre ciel et enfer.
car la seconde tête de l'hydre, la voilà. Herat et Kandahar ne sont que deux gros bourgs : deux points d’eau volés au désert, tandis que la capitale n'appartient qu'à elle-même, avec sa population, son fleuve, ses immeubles jadis modernes et ses avenues bordées d'arbres rabougris. Ville ultime du raid de Citroën, ce fut sans conteste la plus décriée. Nous avions rêvé pendant trois mois, lutté 15 jours, le but nous décevait. Déception amplifiée par la fatigue, l'énervement et pour certains le « mal du pays ». Avec un recul de plus d'un mois, je considère Kaboul comme l'endroit le plus curieux qu'il m'ait été donné de voir : véritable ramassis de toutes les grimaces de l'Orient, tel qu'il a dû accueillir les marchands du Moyen-Âge empruntant la route de la soie. Certains hommes ont encore dans les yeux des éclairs qui ne trompent pas. Il y aura toujours en eux un guerrier descendant de la montagne et découvrant avec méfiance l'occidental, ses marchandises, mais aussi sa malhonnêteté, son étrange religion … Kaboul stupéfie, émeut, ne laisse surtout pas indifférent : on ne peut que regarder ses habitants comme des oiseaux rares et palper son odeur, tant elle irrite et suffoque.
Une promenade à travers la ville eût pu se faire en autobus, mais ils débordaient ; en calèche, mais allez vous faire comprendre. C'est donc à pied, seul, que je longeai le fleuve, ou plutôt les bains municipaux : à qui trouvait l'eau la plus fangeuse pour s'y laver, à qui exhibait le corps le plus maigre, le plus sale, un vrai cauchemar pour hygiéniste européen. Un peu écœuré, je pénétrai dans un dédale de ruelles populeuses où grouillaient les plus étranges spécimens de la faune afghane : femmes voilées dont les yeux même m'étaient cachés par une grille en tissu, marchands à la criée, couples d'hommes se tenant par le petit doigt, enfants en guenilles à la recherche de miettes à grignoter ou d'une rapide à accomplir, pauvres créatures aux membres déformés ou à la tête malade, ne vivant que pour et par la mendicité. Tout cela dans un brouhaha qui donnait un air de farce à cette effarante misère. Tel était le bazar de Kaboul, cour des miracles où je m'étonne de n'avoir pas rencontré de pestiférés à clochettes. J'ai joué le jeu, caché la boîte à photos, pour quelques ridicules centimes d'afghanis, j'ai acheté un melon pesé avec des cailloux calibrés par l'habitude. J'ai marchandé pendant une demi-heure autour d'un verre de thé trois malheureuses breloques en fer blanc, incrustées de fausses pierres à ravir un hippy en mal de Katmandou. Ce pauvre chérubin qui a reçu une gifle magistrale en voulant me montrer, tout sourire, l'atelier aux bijoux, j'aimerais tant qu'il se souvienne du Français et de son air dépité …
ce fut mon dernier contact vrai avec l’Orient. Le retour sur Paris fut si rapide et entièrement pris par la route, la voiture. Un jour, une nuit, un jour on se relayant au volant, puis une nuit de repos et ainsi le long des 8000 km le long des 13 jours.
Vous n'avez pas reconnu votre Petit Prince, Monsieur. Je ne reconnais pas plus le mien. Il est comme le vôtre, un produit issu du cœur. je l'ai vu. « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux ».
je souhaite un nouveau raid Citroën. Je l'aimerai traversant le Sahara. Si alors un enfant vient à moi …