Mais pourquoi, Diable?
par Dominique et Alain Chevalier. 3e prix
« Personne ne pourra nous suivre sur ce chemin de près ou de loin. Nous allons faire de la publicité pour 20 ans… Il faut faire de la publicité à terme. »
André Citroën à Georges-Marie Haardt à propos de la croisière jaune.
(La tragédie d’André Citroën » de Sylvain Reiner.
« Si les constructeurs automobiles décidaient de créer leur propre club de « fans », Citroën l'emporterait de loin par le nombre d'adhérents. Voyez plutôt. Au printemps dernier la firme du quai de Javel lance une opération dont elle doute presque : un raid touristique au Proche-Orient. Elle espère un maximum de 50 voitures. Phénomène imprévisible, ce sont 5000 réponses qui parviennent aux organisateurs. Puis 1500 confirmations et enfin 500 voitures au départ. Seule marque mondiale à soulever encore des passions qui vont presque jusqu'à la violence, Citroën a réussi un triomphe…
Le petit monsieur, binocle rivé sur le nez, la quarantaine auquel je tiens ces propos sur l'aire de Rungis en attendant le contrôle final me regarde, atterré. Il revient du Midi en famille et n'a pu s'empêcher de s'arrêter pour mieux voir ces jeunes fous qui, dans leurs « drôles de machines » sont allés si loin chercher l'aventure.
- Mais pourquoi, Diable ?
- Depuis longtemps je cherche à approcher l'Orient et plus spécial plus spécialement l'Inde qui me fascine. L'occasion était trop belle. Je ne devais pas la manquer. De plus, Monsieur, je le virus de l'automobile. Je vis avec elle et à travers elle. Et puis cette automobile ce n'était pas n'importe laquelle…
Par son sourire pincé, mon interlocuteur semblait invoquer Freud, Jung et toute la Psychanalyse. Et si je lui faisais regretter ne pas avoir participé au Raid ?
- Les temps changent. Aujourd'hui L’Orient est à 15 jours de 2CV. Et puis avec un budget raisonnable, Kaboul est à deux pas d'ici. Notre AK était d'ailleurs si bien préparée et si confortable que nos amis désiraient s'y reposer. Il s’en fallut de peu que l'on ne distribua des priorités. Aller à Kaboul en « pullman », c'est peu banal. D'ailleurs la route n'est pas difficile. Même les pistes sont bonnes. Ce qui est parfois dangereux c'est le camion ou le car qui se promène au milieu de la voie, qui stationne juste dans le virage ou en haut côte. De toute façon on n'a pas le droit d'être surpris. C'est dans le code. Et puis bien sûr, il y a le caillou oublié. Mais nous étions prévenus.
On s'habitue à tout. Je pense même que nous sommes devenus très rapidement de très bons conducteurs d'orientaux. C'est à dire les rois du klaxon, les démons du plein phare. L'audace devint telle qu'elle frôlait presque l’imprudence. Le Talion, là-bas, c’est encore la loi ; malgré Ataturk et la dynastie des Pahlavi.
Paris-Kaboul, c'est aussi l'acceptation d'une vie communautaire, c'est une discipline sévère à observer pour éviter les excès, c'est un partage raisonnable des tâches. Ce ne sera pas toujours facile, mais ce sera possible.
- Alors vous avez roulé tout le temps et… vous n'avez rien vu ?
- Comment cela ? Certes nous avons manqué quelques trésors d'Istanbul. Certes nous avons délaissé les mosquées d’Ispahan et les vestiges de Persépolis. Certes nous n'avons pas admiré la « falaise aux Bouddhas » de Bâmiyân et les merveilles de la route nord de l'Afghanistan. Que Darius Alexandre, Gengis-Khan, Tamerlan et... les Anglais nous pardonnent. Nous retournerons plus longuement sur leurs traces lors d'un prochain voyage et comprendrons aussi beaucoup mieux ces pays presque trop riches d'Histoire. D'ailleurs le concurrent qui refuserait de partir pour une seconde visite, plus minutieuse celle-ci, serait menteur et malhonnête. Nous avons tout de même vu les paysages les plus impressionnants du Monde : Les Hautes Terres de Turquie, les Hautes Plaines steppiques et désertiques de l'Iran dominées au nord par l’Elbruz et prolongées à l'est par l’Hindou-Kouch en Afghanistan. Quelle richesse de coloris, quel sentiment d'impuissance devant cette démesure naturelle. La température, en été, chaude et sèche, monte très rapidement pour atteindre parfois 51 à l’ombre. La chaleur même excessive n'est pas un obstacle infranchissable. Il faut beaucoup boire. Des sodas de préférence, car l'eau risque de provoquer de douloureuses dysenteries difficiles à combattre. La démesure de l'Orient donne presque le vertige. Vertige de l’altitude surtout. Les variations fluctuent entre zéro et trois milles mètres. Notre AK se régalait. Si les pentes étaient raides, il est peu probable que certains concurrents aient été contraints de les grimper en marche arrière, car nous-mêmes avons fort peu usé de notre première.
Si vous allez un jour en Turquie, n'hésitez pas à emprunter la route qui longe la splendide côte de la mer Noire entre Samsung et Trabzon. C'est féerique. Les plages sont à vous. La mer vous embrassera…
- Et … comment peut-on être Persan ?
- On est perse. Il n'y a plus de Persan depuis l'invasion des arabes. Le Perse est un sage. La sagesse, celle des Anciens qui nous ont tant fait souffrir pendant nos études secondaires, nous l'avons apprise en regardant. C'est un marchand afghan endormi à l'ombre de son maigre étalage planté au bord de la route dans un désert sans fin. C’est un berger iranien qui pousse lentement son troupeau vers des herbages lointains. C'est un moissonneur turc aiguillonnant ses bovins inlassablement. Cette sagesse nous la rapportons. C'est la paix, la sérénité et l'amour. Dans ce monde si convulsé, n'est-ce pas le merveilleux cadeau que nous puissions offrir à nos parents ?
Perse prestigieuse, univers de contrastes où l'automobile côtoie une la mule et le dromadaire, où le tracteur nargue la houe, jamais nous ne t’oublierons.
- Et vos meilleurs souvenirs…
- Nous en avons plein la tête. De très bons souvenirs. Le premier de tous et de loin le plus émouvant, c'est la rencontre de cet équipage fascinant que formait Philippe Letellier et Jean-Jacques Dupont (1). Notre raid c'est d'abord l'amitié qui nous liait à eux. Hommes exceptionnels, ils adoraient la vie. A la fois enfants et adultes ils savaient communiquer leur passion pour leur métier périlleux. Ils nous aidaient à mieux apprécier le voyage. Nous les écoutions silencieux. La Mort nous les a arrachés. Bien qu’atterrés par l'événement nous ne pouvons nous laisser aller à la mélancolie car ils auraient détesté nous avoir ainsi.
Mais le raid, Monsieur, c'est surtout la vie. Quelle prodigieuse fraternité entre concurrents ! Jamais nous n'étions abandonnés par eux. Une voiture s'arrêtait, dix autres faisaient de même, s'informaient du motif et vous proposaient leurs services. Qui ne se souviendra pas du bain forcé dans la piscine du lycée de Reza-Chah Kabir, de ces dissonants concerts d'avertisseurs aux étapes, de ces orgies de cassoulets ou de choucroutes qui nous rappelaient la Gastronomie en nous changeant agréablement des kebabs (brochettes), du nâne (galette de pain) et autre palao (riz long) ? Comment oublier ce conducteur turc désireux de permuter nos plaques minéralogiques, ce policier iranien montant à bord pour nous guider vers le meilleur restaurant de la ville, cette douche coupée à Istanbul alors que nous étions tous savonnés, ce douanier afghan lisant nos passeports à l'envers et nous disant « OK », ce marchand de pushtines à Kaboul qui négociait dans la rue en nous poursuivant, ces enfants nous souhaitant à leur manière la bienvenue ? Il n'est pas une ville, un village qui n'ait son anecdote. L'Aventure, vraiment, est à deux pas d'ici.
Une femme s'approcha de mon interlocuteur ;
« Chéri, il faut rentrer. Il y a presque une heure que nous t'attendons. »
-« Ah l'exagération des femmes me dit-il.
Et me tendant une franche poignée de main, il ajouta : « La jeunesse a bien raison de sortir de sa coquille hexagonale. Si seulement j'avais votre âge … Qu'allez-vous faire maintenant ? »
- préparer le raid 1971.
Il disparut dans la foule. C'était à notre tour de subir le contrôle.
(1) Reporters qui suivaient le raid pour le compte de l'Auto Journal et trouvèrent la mort dans un accident de circulation en Turquie.