Paris Kaboul Paris 1970

Compte rendu préparé par : Henri Rech

Tout le monde se souvient de sa première voiture et pour les gens qui avaient comme moi 20 ans en 1970, la première voiture était bien souvent une 2 cv. Cette voiture était associée à la notion de liberté, sa capote amovible nous permettait en été de prendre l’air, en même temps que la clef des champs. Sa mécanique simple et légère, l’accessibilité du moteur, mettaient la réparation à la portée de tout apprenti bricoleur, et il n’était pas rare de devoir mettre les mains dans le cambouis pour changer les cardans, remplacer les plaquettes de freins, remplacer les deux seules bougies… Il n’y avait même pas à vérifier le niveau de l’eau puisque le refroidissement était à air. Ce n’était donc pas sans crainte de tomber en panne, mais avec la tranquillité de pouvoir se débrouiller que l’on partait sur les chemins.

Au printemps 1970 mon cousin Jean-Pierre me parla d’un rallye organisé par Citroën entre la France et l’Afghanistan. A l’époque il me fallut une carte pour repérer la situation de ce pays et constater que pour s’y rendre, il fallait traverser l’Europe jusqu’à Istanbul, puis au-delà du Bosphore traverser l’Anatolie, le nord de l’Iran, parcourir des déserts et grimper sur les lacets de hautes montagnes pour rejoindre Herat, la première ville Afghane, puis remonter vers Kaboul en passant par Kandahar.

C’était une aventure qui me faisait rêver. J’en parlais autour d’un café pris avec d’autres étudiants. L’un d’eux, Christian, qui était déjà maitre de conférences en littérature ancienne, se passionna lui aussi pour la découverte des larges horizons que je décrivais et compléta rapidement l’équipe. Nous avions peu de temps pour nous décider et nous préparer. A l’époque la majorité était à 21 ans, si bien que j’avais dû obtenir l’autorisation de mes parents pour me lancer dans ce Rallye automobile. Nous devions faire faire des vaccinations, les dernières eurent lieu la veille du départ à l’Institut Pasteur. Avant, chacun avait été chargé de certaines tâches de préparation de cette aventure. Mon cousin Jean-Pierre avait fourni la voiture, une 2 cv AZAM probablement de 1963 ou 64 mais avec une calendre à 3 lames.

C’est lui qui s’occupa des formalités administratives d’inscription auprès de Citroën. J’étais chargé de la mécanique. La voiture avait séjourné quelques jours dans le garage Boudet à La Cavalerie (Aveyron) pour une mise en conformité selon les préconisations de l’organisateur du rallye. Une plaque de blindage sous le moteur avait été fixée, les amortisseurs avaient été retendus, une plaque en métal fut aussi rivetée entre le coffre et l’habitacle. Le garagiste me conseilla de remplir une caisse avec quelques outils indispensables et me fournit quelques pièces détachées notamment cardans, delco, bobine, chambres à air… Christian était chargé de réfléchir à l’alimentation et à fournir des pellicules diapos 24x36.

Notre 2cv traversant un cours d’eau en Anatolie. (Photo Jean-Pierre RECH)

La mémoire de cette aventure s’est estompée au fil du temps, au fil des 50 années qui nous en séparent et les photos que nous avons ramenées me servent de balises pour raccrocher certains souvenirs et anecdotes.

Je me souviens du départ, il me semble à une heure assez tardive dans l’après-midi, du parking des Halles de Rungis, sur ce que l’on appelait alors l’autoroute du sud, gonflés de fierté juvénile par le souffle de la liberté et de l’enthousiasme de pouvoir découvrir de si nombreuses contrées, même si à l’époque, pour nous simplifier la vie, les Balkans étaient réunis en un seul pays, la Yougoslavie de Tito. Je me souviens de la longue traversée du tunnel du mont Blanc, de la première nuit à Venise que nous visitâmes à la course et que notre ami et coéquipier Christian qualifia de « ville fossile ».
Ensuite j’ai souvenir du premier ou d’un des premiers contrôles au petit matin du côté de Zagreb. Je me souviens aussi de la traversée de la Yougoslavie, d’une discussion dans un café, à Sofia, avec deux jeunes médecins très critiques à l’égard du régime politique de leur pays et qui ne comprenaient pas l’attitude des jeunes Français dans leurs revendications. Les évènements de 1968 étaient dans toutes les mémoires avec les images d’émeutes dans un pays réputé libre. Nous passions pour des enfants gâtés ! Nous l’étions en réalité de pouvoir vivre cette aventure.

Une aventure qui nous fit passer de l’Europe de l’ouest à l’Orient, en traversant le Bosphore l’Anatolie, l’Iran, les déserts du sud de l’Afghanistan, jusqu’à Kaboul. Au cours de ce trajet de 8000km, tout était nouveau : les lieux, les villes, l’alimentation, les visages, les costumes, les habitudes, les couleurs, les langues, l’écriture...

Au poste à essence, nous dûmes nous familiariser avec l’affichage des litres en caractères arabes. Je me souviens du pain qui s’aplatit au fur et à mesure de notre progression vers l’est sans toutefois perdre de sa saveur, du café turc, de l’animation du souk d’Istanbul, de l’accueil amical des gens dans une ville bouillonnante d’activité avec des voitures américaines claxonnant pour se frayer un passage dans les rues où se côtoyaient passants, marchants ambulants tractant des charrettes de fruits et légumes avec des ânes, des marchants d’eau et de thé, je me souviens des bijoutiers du bazar qui nous proposaient des bagues de mariées à plusieurs anneaux imbriqués pour nos futures épouses.

Rue d’Istanbul - Parking cité universitaire Istanbul - La Mosquée Bleue
Photos Jean-Pierre RECH

Je me souviens de la traversée du Bosphore sur des bacs où nous enfilions nos voitures pour passer d’un continent à l’autre et découvrir les longues routes dans la chaleur écrasante de l’été, des enfants qui quémandaient des cigarettes ou des stylos et qui par jeu nous envoyaient des cailloux, ce qui nous obligea à protéger nos parebrises avec des toiles métalliques. Je me souviens de l’arrivée à Erzurum, au bout de cette longue route qui nous fit passer par la capitale Ankara, du confort d’une cité universitaire où, comme à Istanbul, nous pûmes nous reposer et nous doucher. Je me souviens de Téhéran où nous avons été hébergés au lycée Français, disposant, luxe extrême, d’une piscine. Nous avons parcouru la ville en taxi dont la marque, Singer, nous rappelait le nom de machines à coudre.

Je me souviens des lacets sur les montagnes qui séparent l’Iran de la frontière afghane. Des lentes et pénibles montées avec les petits moteurs de nos véhicules, des descentes où les freins étaient chauffés à blanc, des tunnels non éclairés où se produisaient souvent des accidents et où persistaient des traces d’incendies. Je me souviens de l’arrivée à la frontière un peu avant Hérat où des douaniers nous proposèrent du hashish, des photos qui sortaient de l’appareil polaroïd que nous avions emporté et que les gens contemplaient avec étonnement et émerveillement, des hommes qui se tenaient par la main dans les rues d’Herat et de Kandahar. (Photo Jean Pierre RECH)

Photo Jean-Pierre RECH
Photo Jean-Pierre RECH

A Kandahar, nous avons changé de monde,

Les habits européens que l’on rencontrait en Iran ont disparu, remplacés par des tuniques ou longues chemises blanches ou colorées, avec parfois un gilet, des pantalons bouffants serrés aux chevilles, une coiffe faite d’un turban souvent blanc qui contrastait avec le teint très brun des visages. Les femmes rares dans les rues portaient le voile ou la Burka. Plus personne ne parlait l’anglais qui nous avait servi jusque là à communiquer, mais tous ces gens étonnés et curieux de nous voir étaient très affables. Ils devaient nous prendre pour des martiens avec nos appareils photos dont certains imprimaient leurs visages. Dans les restaurants, on nous conduisait dans les cuisines pour choisir notre menu en désignant des marmites où mijotaient des légumes ou de la viande en sauce. Nous nous délections des brochettes de mouton dont le parfum inondait les marchés. (Photo Jean Pierre RECH)

On ne peut pas évoquer ces souvenirs sans parler des accidents et des morts.

Pierre Lacasta m’a rassuré récemment sur le sort des occupants d’une méhari rencontrée renversée dans le lit à sec d’un cours d’eau. Tout laissait penser qu’ils étaient morts et les témoignages des habitants ne laissaient alors planer aucun doute sur leur sort. Fort heureusement ils ont survécu à leurs blessures et à ce jour sont toujours vivants. C’était en Anatolie. Le franchissement de certains cours d’eau se faisait sur des ponts dont certains avaient été emportés par les crues de l’hiver. En France on aurait alors interdit l’accès au pont par des barrières. Ce n’était pas le cas en 1970 sur la route entre Sivas et Erzurum, si bien que le conducteur s’engagea sur le pont et la voiture se renversa dans le lit de la rivière. Je ne connais pas le sort des occupants de la DS bleue d’une équipe de journalistes qui, un peu avant Kaboul, a été percutée par un gros camion. Lors de notre passage, on disait qu’ils n’avaient pas survécu. Nous-mêmes, sur la même route avons percuté un âne qui dans la nuit traversait la route. Les organisateurs nous avaient vivement conseillé de ne pas nous attarder sur les lieux d’un accident, au risque de nous faire lyncher par la population. Mieux valait avertir les autorités à la première occasion. C’est ce que nous avons fait.

Nous ne savons pas ce qu’est devenu l’âne, mais le capot et les phares de la 2 cv avaient mal vécu cette rencontre nocturne, si bien qu’arrivés à Kaboul, nous avons passé une partie de notre temps à réparer le capot et à changer le phare cassé par un phare de 403 trouvé dans un magasin de pièces détachées. Au moment de l’impact, la bobine avait éclaté et je compris alors les précautions de mon garagiste de me fournir ce genre de pièce dont le changement rapide nous avait permis de reprendre la route en nous éclairant avec les phares longue portée dont nous avions équipé notre véhicule. (Photos Jean Pierre RECH)

D’autres histoires moins dramatiques ont émaillé le parcours. Rares sont ceux qui n’ont pas eu à changer un cardan. Nous avons dû le faire deux fois, mais certains ont parfois dû déposer le moteur et la boite de vitesse pour effectuer certaines réparations provenant de pannes plus conséquentes. Nous avons au retour rencontré dans la traversée de l’Autriche des difficultés à passer certaines vitesses, mes connaissances en mécanique ne m’avaient pas permis à l’époque d’en comprendre la cause et d’y remédier. Il manquait de l’huile dans la boite à vitesses ! Un jour, nous fûmes nombreux, victimes en série d’un goudronnage de la chaussée. C’était probablement sur la route avant Ankara, une route goudronnée, d’où parfois, sous la puissance des rayons du soleil, s’élevaient des vapeurs odorantes de goudron chauffé. Mais dans le cas particulier, le goudron venait d’être étalé et nous fûmes nombreux à pénétrer dans ce liquide noir qui vint se coller et empeser la carrosserie des nos voitures. Nous dûmes alors tout nettoyer à l’essence, ce qui nous prit un certain temps et nous laissa quelques traces odorantes. (photo Jean Pierre Rech)

Au retour, après Téhéran, nous empruntâmes avec quelques voitures un itinéraire alternatif pour passer au bord de la mer Caspienne, puis au bord de la mer Noire par Trabzon. Cet itinéraire nous fit découvrir des paysages magnifiques, mais par endroits, le relief de la route nous obligea à pousser nos 2 cv à la main. Les bords de la mer Noire me firent penser à l’époque, par ses paysages verdoyants, à des images de bords de lacs Alpins où les clochers d’églises auraient été remplacées par des minarets. (photos Jean Pierre Rech)

Au retour, après Téhéran, nous empruntâmes avec quelques voitures un itinéraire alternatif pour passer au bord de la mer Caspienne, puis au bord de la mer Noire par Trabzon. Cet itinéraire nous fit découvrir des paysages magnifiques, mais par endroits, le relief de la route nous obligea à pousser nos 2 cv à la main. Les bords de la mer Noire me firent penser à l’époque, par ses paysages verdoyants, à des images de bords de lacs Alpins où les clochers d’églises auraient été remplacées par des minarets.

En écrivant ces lignes je repense aussi à la première vision de Kaboul. La ville noyée de soleil, entourée de montagnes. Nous n’avions dans un premier temps identifié que la ville du bas (downtown), sans discerner les constructions de couleur ocre qui s’étageaient sur les pentes des montagnes voisines, se confondant dans les tons bruns de la pierre. C’est dans cette ville que nous fîmes nos seules emplètes destinées faire des cadeaux à nos proches et à attester de notre passage dans ce pays lointain. Bien sûr nous achetâmes des manteaux en marchandant et en évitant ceux qui portaient trop de décorations qui pour certaines avaient vocation à masquer les imperfections de la peau. L’odeur de ces manteaux nous accompagna tout le trajet du retour.

Nous terminâmes ce voyage en arrivant au point de départ, sur le parking de Rungis, fatigués évidemment, mais la tête remplie d’images et de sensations qui ne nous quitteraient pas de tout le reste de notre vie. (photo Jean Pierre Rech)

Après cette aventure, nous avons tous les trois rejoint le monde du travail :

- Jean-Pierre comme Journaliste, puis comme Directeur et rédacteur en chef du Carnet du Bipède. Il est retourné en Afghanistan dans les années 70,et a continué à voyager dans le monde. Il est maintenant retraité.

- Christian a eu une carrière d’universitaire, comme professeur de français. Nous l’avons perdu de vue depuis le début des années 80.

- J’ai eu une carrière de médecin des hôpitaux et suis actuellement retraité. J’ai continué à voyager et, ces derniers temps, à pied, sur les chemins de Compostelle. J’ai publié un roman et un récit sur ma première aventure Jacquaire.

Henri RECH